Il y a trente ans, tandis que la Somalie sombrait dans la guerre civile, la partie nord-ouest du pays a fait sécession. Elle s’est déclarée indépendante sous le nom de Somaliland. Depuis, ce pays a construit un État, un ordre démocratique, sa propre monnaie et une économie. Il a surtout connu la paix, à la différence de la Somalie voisine.
Le Somaliland, grand comme la moitié de la France, est peuplé de trois à quatre millions de personnes. Il commande une position stratégique sur les rives sud du Golfe d’Aden, une des zones majeures du transit maritime mondial.
Depuis trente ans, ce pays cherche la reconnaissance diplomatique, en tant que bon voisin et en respectant les règles internationales. Pourtant, il n’est pas reconnu. Pourquoi ?
Contexte
Le Somaliland fut d’abord, depuis 1887, un protectorat britannique. En 1960 il fut intégré sans heurts à la Somalie indépendante qui se forma après une colonisation et tutelle italiennes. Pendant deux décennies, tout se passa bien, même si le pays, à l’exception de la capitale Mogadiscio, stagnait et souffrait d’un manque de développement.
Mais, dans les années 1980, le régime militaire de Siad Barre commença à se purger des clans auquel le dictateur ne faisait plus confiance, entre autres la famille de clans Isaaq, majoritaire au Somaliland, allant jusqu’à bombarder la capitale régionale, Hargeisa, ainsi que la deuxième ville du Somaliland, Bur’o, et remplir des fosses communes de milliers de civils purgés dans des campagnes génocidaires. C’est pourquoi, dès 1991, les chefs de clan Isaaq saisirent l’opportunité de la guerre civile qui enflamma la Somalie et proclamèrent l’indépendance du Somaliland.
Ils tissèrent des liens avec les autres clans somaliens habitant le territoire – appartenant aux familles de clans Dir et Darood – pour éteindre les conflits locaux. De longs pourparlers entre les habitants, financés par la diaspora, les commerçants et la population, forgèrent un État, qui se dota à la fin des années 1990 d’un système électoral démocratique constitutionnel. Entre-temps, l’économie s’est reconstruite sur de nouvelles bases.
Une économie en croissance
Le Somaliland n’est pas doté de richesses minérales, et il n’y pleut qu’à peine, ce qui limite fortement l’agriculture. Le pays exporte principalement des chèvres, des moutons, des chameaux (élevés par les nomades et destinés aux abattoirs du Golfe) et un peu de gommes aromatiques (la myrrhe et l’encens). Mais son économie repose surtout sur le business, grâce aux bonnes connexions de la diaspora somalilandaise dans les pays du Golfe, en Occident et ailleurs. Le pays vise aussi à assurer une plus grande part du transit commercial en direction de l’Éthiopie, qui aimerait réduire sa dépendance à l’égard du port de Djibouti.
Une visite à Hargeisa (ce qui s’organise facilement, je vous y encourage) montre une ville saisie par la fièvre de l’immobilier, financée par les compagnies de télécom, les sociétés de transfert d’argent, et le commerce.
Les cafés sont ouverts jusqu’aux petites heures ; c’est une des capitales les plus sûres d’Afrique. Il y a des centres d’art, des boutiques de luxe, des designers et plein de salons de beauté ainsi qu’un marché foisonnant. La ville est de mieux en mieux intégrée aux réseaux de transport et commerce de la Corne d’Afrique.
Une démocratie fonctionnelle, quoique non idéale
Dans ce qui semble un cas unique, l’État du Somaliland repose sur de vrais fondements populaires car, n’ayant accès à aucun soutien international, même pas d’un pays voisin, l’État s’est formé par un contrat social unissant la plupart (mais pas tous) des habitants du pays. L’effort de création de l’État et de ses institutions fut soutenu par la population jusqu’aux années 2000, quand l’aide internationale commença à affluer vers les institutions somalilandaises. C’est justement le manque de soutien international à la formation de cet État qui l’a rendu si démocratique.
Pour pouvoir participer au système interétatique contemporain, les dirigeants somalilandais optèrent pour un État basé sur la loi et la démocratie électorale multipartiste. Le président et les membres de l’Assemblée nationale sont élus par la population dans des processus électoraux qui ont déjà vu plusieurs transitions pacifiques entre gouvernements – ce qui est rare dans la région. Derrière cette façade démocratique, il y a un accord de partage de pouvoir entre les grands clans, basé sur le principe de l’alternance. En juin 2021, le parti au pouvoir perdit les élections à un siège de Parlement près ; il accepta avec peu de protestations. Le président Muse Bihi doit maintenant cohabiter avec l’opposition au Parlement, ce qui atténuera peut-être ses tendances autoritaires.
Soyons clairs, le Somaliland n’est pas un exemple rayonnant de démocratie. On y trouve des journalistes en prison pour avoir critiqué le gouvernement, et les jeunes éduqués cherchent à fuir le pays pour le manque de liberté et de possibilités de croissance. Enfin, les populations non-Isaaq de l’Est et de l’Ouest du pays, soit à peu près un quart de la population, se sentent trop peu représentées à Hargeisa. La population Darood du tiers Est du Somaliland est aussi réclamée par le Puntland voisin, où les Darood sont au pouvoir.
Le Puntland est presque aussi autonome que le Somaliland mais se considère comme un État membre de l’État fédéral qui s’est formé en Somalie en 2012. Il y a eu plusieurs confrontations armées entre le Somaliland et le Puntland. Mais en comparaison avec ses voisins de la Corne d’Afrique – y compris le Puntland, haut-lieu de la piraterie somalienne et terrain d’opérations d’Al-Shabaab et de l’État islamique –, le Somaliland ressemble à la Suisse.
Pays non reconnu
La sécession du Somaliland ne fut jamais acceptée par Mogadiscio. Mais de 1990 à 2009, il n’y avait effectivement pas de gouvernement somalien, et celui présent actuellement est faible. De tous les points de vue, la communauté internationale devrait reconnaître le Somaliland. Il y a les arguments historiques : le pays est désormais indépendant depuis aussi longtemps (trente ans) qu’il a été uni à la Somalie. Mais il y a également les arguments légaux : selon la convention de Montevideo, le pays coche toutes les cases : un territoire déterminé, une population permanente, un gouvernement et la capacité de rentrer dans les relations internationales.
Il y a aussi des raisons sécuritaires : la piraterie, le soulèvement islamique et l’instabilité permanente que connaît la Somalie n’ont jamais pris racine au Somaliland. Pourquoi les Nations unies et le reste de la communauté internationale veulent-ils remettre ce pays sous le joug du gouvernement corrompu de Mogadiscio, qui reste entièrement dépendant de ses soutiens étrangers ? L’État fédéral, même après le retour du Somaliland dans le giron de la Somalie, sera probablement balayé par un soulèvement islamiste, comme le fut le gouvernement afghan.
Enfin, il y a des raisons morales : ce pays, si « bon élève » depuis trente ans, une démocratie libérale qui réussit à se maintenir malgré son isolement, ne mériterait-il pas d’être récompensé par la reconnaissance internationale ? N’est-ce pas, justement, un exemple à ériger, un modèle à suivre pour encourager la démocratie en Afrique ?
Il est souvent dit que l’Union africaine ne veut pas reconnaître le Somaliland de peur d’ouvrir la « boîte de Pandore » des réclamations sécessionnistes en Afrique mais, en 2005, une commission d’enquête de cette institution décida que le Somaliland méritait la reconnaissance.
Un ambassadeur européen me dit un jour à Hargeisa que le Somaliland n’était pas reconnu parce que rien n’y obligeait les puissances étrangères. Ce qui pourrait les y obliger ? Une guerre, me répondit-il, comme celles qui précédèrent la reconnaissance de l’Érythrée (en 1993) et du Sud-Soudan (en 2011). Si le Somaliland provoque un conflit régional qui appelle l’intervention de puissances étrangères, le pays finira par être reconnu, m’assura-t-il.
Voilà une perspective peu joyeuse, qui donne l’impression que la communauté des États est une cour de récréation où règne depuis longtemps la même bande de copains. S’ils n’ont pas envie de te reconnaître, ton comportement n’y changera rien. Il faut provoquer une véritable crise pour qu’ils se penchent sur ton sort.
Une existence fantôme
Mais il faut aussi constater que le pays se porte plutôt bien malgré sa non-reconnaissance. Les problèmes sont multiples : le passeport somalilandais n’est reconnu que par l’Éthiopie, les banques et commerces locaux ne peuvent pas ouvrir de lignes de crédit et le Somaliland ne peut participer à aucun forum régional ou international.
Pourtant, le pays n’en souffre pas démesurément : ses citoyens et ses commerçants ont trouvé des voies détournées pour participer à la vie internationale.
Le gouvernement veut surtout être reconnu pour pouvoir emprunter sur les marchés mondiaux. Or, il n’y a aucune raison de penser que le gouvernement somalilandais s’adonnera à une gestion financière plus prudente que d’autres pays africains. En effet, l’argent extérieur ne comporte aucune obligation sociale et permet aux autorités de s’enrichir ou de financer leurs projets préférés, en comptant sur les générations futures pour payer la dette. Pour l’instant, le Somaliland est peut-être le seul pays non endetté de la planète ; son gouvernement doit subsister surtout grâce aux impôts qu’il arrive à prélever.
Il est vrai que les autorités profitent aussi des flux humanitaires et de développement provenant de l’étranger. Cela a permis une consolidation autocratique des clans au pouvoir depuis l’indépendance, même si le manque de reconnaissance incite parfois les autorités du pays à se tourner contre les Nations unies. Mais ces flux sont insignifiants en comparaison des dizaines ou centaines de millions de dollars que le gouvernement pourrait emprunter au FMI ou à la Banque mondiale si le Somaliland était reconnu.
Somme toute, il est donc peut-être préférable que le Somaliland ne soit pas reconnu. Cela oblige le gouvernement à se comporter de manière plus démocratique et à maintenir un consensus social, ce qui, à son tour, assure la paix. Ces effets de la non-reconnaissance du Somaliland en disent long sur l’ordre international…
Robert Kluijver, Researcher at the Centre for International Research (CERI), Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.